Réflexions sur le modèle social français

| Auteur:Li Qiqing | Publié le:2024-10-22

 

« Un atome peut représenter tout l’univers » : cet article vise à faire une anatomie du modèle social français et de ses innovations pour replacer la France dans la place qu’elle occupe dans la mondialisation.


        Le contexte historique du modèle social français

Le modèle social français est né de l’époque du compromis keynésien dite des « Trente Glorieuses ». En France, il était notamment lié au Front populaire. Aussi peut-on dire que c’était le fruit du mouvement ouvrier. Ce modèle était caractérisé par l’équilibre entre liberté et cohésion sociale, entre marché et régulation étatique. Il reposait sur un cercle vertueux liant croissance et redistribution : la croissance économique finance la redistribution sociale qui en retour soutient la consommation et nourrit la croissance. Ce modèle social insiste sur la justice sociale et prend sa racine dans les traditions historiques de la France. Ses éléments constitutifs peuvent remonter à un temps très ancien, jusqu’à l’époque du socialisme utopique. N’oublions pas que la France est réputée comme le pays natal du socialisme. C’est elle qui a donné au monde ses précurseurs tels que Saint-Simon, Charles Fourrier et autres.

 

Le contexte sociologique du modèle social français

Il est à noter que le modèle social français a joué un rôle positif de réconciliateur dans une société de classes comme celle de la France où existe l’antagonisme entre le capital et le travail, les classes dominantes et les classes dominées. S’il n’a pas pu combler le fossé des inégalités sociales, il les a du moins atténuées et adoucies. « Grâce à l’Etat-providence, ces inégalités ne régressaient malheureusement pas assez, mais elles étaient sous contrôle : le rapport des 10 % les plus modestes face aux 10 % les plus aisés était passé d’un rapport de 1 à 20 en 1900 à un rapport de 1 à 8, stable depuis les années 1960. »[i]

 

Le modèle social français dans l’Union européenne

La France est un des pays fondateurs et moteurs de l’intégration européenne.  On parle de l’intégration économique, politique, monétaire etc. On ne parle guère de l’intégration idéologique. Or, si l’on peut trouver une idéologie qui pourrait unifier l’Europe, ce serait la social-démocratie. Et le modèle social français est justement basé sur cette idéologie ainsi que l’économie du marché social de l’Allemagne. C’est ce que Michel Albert appelait le modèle rhénan dans son livre Le capitalisme contre le capitalisme. Naturellement, il y a encore d’autres modèles, tels que le modèle suédois, etc. Mais l’universalité réside dans la spécificité. Tous ces modèles représentent respectivement cette universalité. Même les pays de l’Europe de l’Est sont aussi de cette catégorie, parce qu’ils jouissaient aussi d’une vieille tradition de la social-démocratie. « La vieille Europe » et « la nouvelle Europe » ne font qu’une grâce à la social-démocratie. Si l’on remonte encore plus loin, on peut dire qu’au temps de la guerre froide, c’était justement la social-démocratie qui avait bien résisté au communisme de l’ex-Union soviétique. Comprendre cela revêt une importance primordiale, car cela explique pourquoi la France ne pourrait pas s’écarter trop de son modèle social. Tout récemment, on a pu constater que M. Sarkozy devient de plus en plus chiraquien malgré la rupture qu’il avait préconisée lors de la campagne présidentielle : il ne parle plus de la réforme du travail des 35 heures par semaine. « En portant de nouvelles chaussures, il marche dans l’ancienne route. » Ce reproche est un peu injuste. Le président de la République est innocent. La raison en est que le modèle social français prend sa racine dans la culture française et sur la terre de la France. Comme dit le proverbe, « on ne peut pas tirer les cheveux de soi-même  pour quitter la terre.

 

Le modèle social français et le modèle anglo-saxon

De l’autre côté de l’Atlantique, il existe vraiment un autre modèle, c’est ce que Michel Albert appelait le modèle anglo-saxon. La France peut-elle recopier ce modèle ? On répond par la négative et la raison en est simple : les Etats-Unis d’Amérique, en tant qu’unique superpuissance survivante de la guerre froide, sont le seul pays qui soit compétent pour pratiquer le néolibéralisme et en tirer profit, avec ses moyens propres - l’exorbitant privilège du dollar comme monnaie internationale ; des forces militaires incomparables etc. D’ailleurs, ces dernières années, le néolibéralisme commence à connaître son déclin. La crise financière dite des « subprimes » a porté un coup à l’économie américaine et l’Amérique connaîtra probablement en 2008 une récession qui se propagera aussi en Europe et dans le monde entier. Le scandale de la Société générale nous a fait découvrir les conséquences pernicieuses du néolibéralisme. Le 29 janvier,  M. Sarkozy a bien fait au mini-sommet de Londres de condamner le capitalisme de spéculation. En France, on a de bonnes raisons de qualifier cet évènement comme l’affaire Dreyfus. Si Emile Zola vivait encore, il aurait dû « accuser » le néolibéralisme, car le jeune trader de 31 ans n’est qu’un « bouc émissaire » de la banque de premier ordre mondial et au fond, victime de la déréglementation à outrance, du fétichisme de la liquidité artificielle. Pour maîtriser la crise financière, l’intervention de l’Etat aura tendance à se renforcer. La France ne pourra pas agir à contre-courant. Nous espérons que le capitalisme des entrepreneurs l’emportera sur le capitalisme de spéculation en France.

En ce qui concerne l’opposition de ces deux modèles, il faut faire remarquer que ce n’est pas comme le cas de la guerre en Irak, l’Amérique n’a pas voulu imposer son modèle à la France. Preuve convaincante ; l’Amérique et Georges Bush lui-même sont d’accord pour la désignation de M. Strauss-Kahn comme directeur du FMI. Celui-ci est, comme tout le monde le sait, un défenseur du modèle social français. D’où une question : les Français ont-ils besoin d’abandonner eux-mêmes leur modèle ? Il n’est peut-être pas insignifiant d’ajouter que le modèle social français donne beaucoup d’inspirations et d’expériences pour la Chine qui s’efforce de construire une société harmonieuse. Naturellement, elle ne peut pas le recopier littéralement, vu les particularités et les complexités de sa situation.

 

Les défis auxquels est confronté le modèle social français

Or ce modèle social a subi une crise majeure depuis ces vingt dernières années. La croissance économique de la France demeure stagnante. Le taux de chômage réel reste aux alentours de 10 %. Les inégalités, stables depuis les années 1960, se creusent plus profondément. Les plus pauvres sont relégués dans les cités ghettos. Un grand nombre des immigrés de nationalité française sont devenus les moins nantis et les plus démunis. Ils ont plus que jamais du mal à s’intégrer dans la société française. Résultat : les banlieues de Paris où ils sont agglomérés se sont enflammées à la fin de l’année 2005. Les classes populaires, menacées par la précarité, sont prises par l’angoisse de l’insécurité. Les jeunes, par crainte de leur avenir non assuré, se sont lancés dans la lutte contre le CPE au début de l’année 2006. « La République se déchire » : partout on parle de la fracture sociale et des nouvelles aliénations.  Il s'agit d’abord de la mondialisation qui élargit l’éventail des revenus. Elle touche les emplois des salariés peu qualifiés des pays avancés, qui sont acculés à la concurrence avec les bas salaires des pays en développement. La délocalisation et la désindustrialisation ont frustré ou diminué une partie des postes de travail surtout dans les industries manufacturières.

Il s’agit ensuite de la financiarisation de l’économie. Depuis les années 80 du siècle dernier, le capitalisme est entré dans une nouvelle phase, c’est ce qu’on appelle le capitalisme monopoliste financier dont la forme de la réalisation de la plus-value est différente de celle du capitalisme industriel. Sa logique est celle du rendement sur les marchés financiers et non plus de la croissance sur le marché des biens. Nous assistons à des spéculations financières sans précédent: le partage de la valeur ajoutée se déforme en faveur du capital et au détriment du travail.
        Il s’agit encore du changement du rapport de forces entre le capital et le travail engendré par la réorganisation et l’atomisation du travail qui résultent de l’introduction accélérée et massive de technologies de l’information et de la communication, qualifiée de « révolution informationnelle ».

Il s’agit enfin de la privatisation des secteurs publics ainsi que de la déréglementation d’activités antérieurement très encadrées par la législation. Il faut avouer que leur mise en application, tout en portant atteinte à la citoyenneté, irait de pair avec l’accroissement des inégalités entre les classes sociales, tant en ce qui concerne les revenus que les patrimoines. En un mot, l’homogénéité sociologique exprimée par la notion de société salariale serait sévèrement mise en cause.[ii] 
       Face à cette montée des inégalités de marché, les défaillances du modèle social français s’avèrent évidentes. D’abord la France n’a plus suffisamment de quoi l’alimenter vu l’anémie économique qui la frappe depuis trois décennies. Sa capacité redistributive a atteint ses limites d’autant plus qu’avec la mondialisation une part croissante de la valeur ajoutée est susceptible de s’évader hors du territoire national et d’échapper ainsi à la redistribution. Ensuite, comme le mécanisme du modèle social français consiste à corriger les inégalités après coup par la redistribution, il ne peut pas les corriger là où elles se créent, au sein du système productif. Il est encore moins question pour lui de contrôler les inégalités de revenus générées par les marché des capitaux, c’est-à-dire par les spéculations financières. On peut encore poser la question d’une autre façon, avec cette image vivante : il n’y a pas de fumée sans feu, et pour faire disparaître la fumée, il faut éteindre le feu et comment éteindre le feu, c’est là le problème.

 

Le dépassement du modèle social français

Actuellement, un débat se déroule en France pour déterminer le destin du modèle social français. Jamais on en a autant parlé : « Le modèle social français est à son dernier souffle »,  « l’état alarmant du modèle social français », « Faut-il brûler le modèle social français ? », etc. Or ce qui importe, c’est de faire un diagnostic précis et exact et de trouver des recettes adaptables et efficaces. La gauche accuse la droite d’envisager de faire table rase du modèle social français : « La droite veut son démantèlement. Chaque symptôme du « mal français » lui donne l’occasion de condamner à mort le modèle social français. Pour la droite, l’Etat-providence est un modèle dépassé dans le cadre de l’économie globalisée. La France doit rejoindre le modèle néo-libéral américain, unique modèle efficace dans la mondialisation ». Quant à la gauche, elle refuse l’abandon du modèle social français. On entend s’élever la voix : « Pour des raisons éthiques : nous voulons une société juste, nous n’acceptons pas les dégâts inégalitaires du modèle néolibéral. Et pour des raisons politiques : nous estimons que les Français sont fiers de leur modèle, qu’ils veulent le faire vivre et qu’ils ne sont pas prêts à l’abandonner au profit du modèle anglo-saxon ».[iii]

En croyant qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, la gauche a proposé des innovations tout en préservant le  modèle : « L’essentiel de notre action socialiste repose jusqu’ici sur la réparation : on laisse le capitalisme produire des inégalités, et on les corrige a posteriori par la redistribution. On répare après coup les dégâts provoqués par le marché ». Mais la réparation ne suffit plus. L’Etat-providence est débordé par la prolifération des inégalités de marché. Son action redistributive est contrainte dans la mondialisation. Par ailleurs, le modèle de la réparation ne permet pas de faire droit aux aspirations nouvelles des citoyens, qui réclament dorénavant la mise en œuvre de politiques préventives. C’est ainsi qu’ils ne se contentent plus des filets de sécurité : ils veulent que leur soient donnés les moyens de réussir.

C’est pourquoi le socialisme ne doit plus seulement corriger a posteriori les dysfonctionnements  et les lacunes du marché, il doit tenter d’empêcher leur apparition. Pour cela, il doit les attaquer à la racine, au sein du système productif. Il faut aller remettre les mains dans la machine capitaliste, afin d’en assurer une meilleure régulation – dans la
répartition de la valeur ajoutée, la distribution de la masse salariale, la protection des salariés.

A vrai dire, ce sont des propositions magnifiques et impeccables. Leurs avantages consistent en ceci: conserver tous les bons côtés du modèle social français, tout en écartant ses inconvénients. A mon avis, la France se trouve à la croisée des chemins. La plus grande chance, c’est de trouver un équilibre entre la droite et la gauche en ce qui concerne le modèle social. De toute façon, nous sommes persuadés que la sagesse et l’audace des Français leur permettront de surmonter la crise et de trouver des issues pour l’avenir. La Révolution française et d’autres évènements qui ont marqué l’histoire de l’humanité l’ont pleinement prouvé.

Impossible n’est pas français !
 

Notes :


[i] Strauss-Kahn. D. (2005), «La réponse à la crise du modèle social
français : le socialisme de l’émancipation», Revue socialiste, Novembre 2005.

[ii] Voir Delaunay J.C (2000), «Le capitalisme monopoliste financier», La Pensée, juillet/septembre 2000.

[iii] idem

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